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Emmanuel Adler

Depuis Grenoble, nous prenons le train pour rejoindre Lyon. Faire le trajet à vélo nous aurait retardé de 2 jours et nous ne pouvons pas nous le permettre. En effet, de nombreux ami.e.s nous attendent dans la ville de la fête des Lumières et notamment Mathilde, celle qui partage la vie de Nathan.

Toutefois, dès que nous posons le pied sur le quai de la gare, nous enfourchons nos bécanes pour rejoindre Craponne. Il s’agit d’une petite ville faisant partie de l’agglomération lyonnaise. Pour y accéder, nous devons traverser les monts d’or et gravir ses dénivelés. Fort heureusement, notre GPS nous fais éviter le périphérique et autres grands axes routiers mais malgré ça, le déplacement à vélo dans la métropole de Lyon n’est pas très aisé. Les infrastructures n’y sont pas encore très bien pensées.

A Craponne, nous avons rendez-vous avec un certain Emmanuel Adler. Il a écrit « Venir à bout des eaux usées : une mission politique », un livre que nous portons dans nos sacoches depuis le début du voyage. Nathan a pu le feuilleter le soir sous la tente et Victor dans le train. Emmanuel nous accueille dans son bureau où il mène son travail d’ingénieur conseil et d’expert judiciaire sur les sujets de l’eau et des déchets. C’est également là qu’est hébergée l’association RISPO, le Réseau Professionnel des Sous-Produits Organiques. C’est une association qu’il a la chance de présider. Elle se veut être un acteur de l’économie circulaire. Elle développe une approche globale de la gestion des déchets organiques (végétaux, biodéchets, boues d’épuration, déchets ménagers en mélange ou non…). 

Le parcours d’Emanuel est atypique. Il nous le décrit en commençant par son premier caca dans les années 64, une manière pour lui de faire le lien avec ce qui le fait vibrer aujourd’hui. Ce lien, il le fait assez rapidement pendant ses études. Après un passage par l’université, puis une école de biodynamie, il intègre l’école d’agronomie parisienne Agroparistech où il se spécialise en traitement des eaux. En dernière année, il a la chance de partir suivre un master en environnement à l’Université de Standford durant lequel il étudie la chloration des eaux pour la Lyonnaise des Eaux (ancien nom du groupe Suez, géant industriel du domaine de l’eau). Il a déjà un pré-contrat avec cette société mais très vite il comprend que le laboratoire et les analyses ne sont pas fait pour lui. Il revient donc travailler en France dans un bureau d’étude. C’est là qu’il commence à se pencher sur le fonctionnement d’une station d’épuration. Son parcours l’a amené à travailler pour plusieurs « traiteurs d’eau » (Suez et Saur notamment) pour ensuite monter sa propre structure.

C’est dans les années 2000 qu’il franchit le cap. Il mène une étude de marché sur la gestion des boues de station d’épuration (la partie solide évacuée par les stations de traitement) et lance son activité. Il a jusqu’à près d’une dizaine de salariés à cette époque là. Puis, les choses s’essoufflent au bout de 3 ans. Son activité réduite, il se lance dans l’expertise judiciaire à son compte. Pour lui, la station d’épuration idéale n’existe pas. Il y a toujours des dysfonctionnements. Il intervient aujourd’hui sur ces situations de litiges qui peuvent exister lorsqu’il y a des problèmes techniques.

En parallèle, Emmanuel est un passionné d’histoire. Il se lance dans une thèse qui a mis de nombreuses années à aboutir. Pour cela, il a fallu qu’il passe par 3 directeurs de thèse différents. Il le dit lui-même : « je pars un peu dans tous les sens et c’est grâce à Bruno Tassin du LEESU (Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains) que j’ai pu terminer mes recherches ». Le titre de sa thèse : gérer les déjections humaines, un défi urbain, le cas de Lyon du XVIIIème siècle au début XXème. Vous l’aurez compris, après avoir parlé de l’histoire de l’assainissement à Paris en début de voyage, nous sommes venus comprendre ici la manière dont les matières étaient gérées à Lyon.

Pour commencer, Emmanuel nous rappelle à quel point ce sujet est important. Pour lui, la crotte nous ramène à notre animalité. C’est ce que disais Freud dans l’introduction de l’un de ses livres. Les premiers écrits qu’il a pu retrouver qui mentionnent la gestion des excreta sont issues de l’ancien testament : « tu iras hors du camps et tu creusera un trou ». Une manière d’expliquer qu’il faut éloigner tout ce qui est abject. Ensuite, les historiens trouvent des traces des premières toilettes en Mésopotamie (3000 ans avant jésus-christ) et en Crête un peu plus tard. De manière générale, les premières techniques d’assainissement que l’on retrouve sont  des conduites ou des caniveaux qui permettent d’évacuer les eaux pluviales. Quand les sociétés n’étaient pas très densifiées, les populations allaient faire leurs besoins en dehors du village.

Emmanuel nous invite aussi à creuser l’histoire chinoise qui doit regorger de nombreux systèmes de gestion des excreta. Il pense également au fameux Cloaca maxima des romains. Il s’agit d’un long canal traversant Rome qui permet la récupération des eaux de pluie, l’évacuation des eaux usées et l’assainissement des marécages. Quelques années avant Jésus-Christ, c’est Tarquin l’ancien qui avait fait réaliser ces travaux. La raison première était d’éviter que l’eau stagne et que les moustiques s’installent à Rome. A l’époque, les toilettes étaient des latrines où les romains faisaient leurs besoins les uns à côté des autres. On raconte également qu’ils se nettoyaient les fesses avec une éponge. Les Romains sont les premiers à avoir compris l’intérêt de l’urine. Les vespasiens ont même mis une taxe sur les urines dans l’objectif de la réutiliser. En effet, son caractère riche en ammoniac permettaient de dégraisser les laines et travailler les cuirs.

Sur les procédé de traitement et les technologies d’assainissement, Emmanuel nous confirme les dires de Sabine Barles (voir article précédent). Il n’existe pas grand chose avant le XVIIème siècle. En effet, pour lui, l’assainissement devient technique à partir du moment où les médecins s’en occupent. Il estime cela en 1749, date à laquelle un vidangeur de Lyon a un accident lorsqu’il vidange une fosse. On l’emmène à l’hôpital où un médecin l’examine et écrit un article dessus. A l’époque, ils ne comprenaient pas que la cause provenait des gaz toxiques mais il comprenait que les matières putrides possédaient un caractère dangereux dans certaines conditions. On parlait plutôt de miasmes, ces vapeurs mystérieuses ou éléments volatiles qui ne se voient pas et qui sont la cause des infections. 

Vers la fin du XVIIIème, à force d’avoir des accidents, les savants vont commencer à s’interroger sur comment la vidange, la construction des fosses et la valorisation des matières fonctionnent. Un médecin italien a notamment documenté toutes les maladies que pouvaient avoir les vidangeurs à l’époque. Lavoisier a travaillé sur les excréments. Parmentier connu pour sa pomme de terre a également étudié les engrais et ce que l’on appelait la poudrette. Les plus grands scientifiques de l’époque se penchent sur la question.

Pour avoir un état des lieux et des recensement précis du système d’assainissement, il faut toutefois attendre le XIXème siècle, date à laquelle un conseil de la salubrité publique se met en place à Lyon. Il est composé d’ingénieurs et de médecins. Il a pour mission de faire des audits sur les sujets de santé publique dont la gestion des excreta.

L’immense collection de livres d’Emmanuel sur la gestion de l’eau, l’assainissement et la valorisation de la matière organique

Avant le XIXème, à Lyon, il n’y a pas d’eau courante à domicile. En revanche, on note la présence de « porteurs d’eau » qui amenaient l’eau dans les appartements. On ne sait pas tellement comment les gens se lavent les fesses. Est-ce qu’ils utilisent un peu d’eau ? Cela semble peu probable au regard de la faible quantité qu’ils utilisaient. Est-ce qu’il y a du papier toilettes ou utilisent-ils des chiffons ? Emmanuel n’a pas récolté de témoignages sur la question. Ce que l’on sait en revanche, c’est que les immeubles étaient tous équipés de fosses. L’image du citadin qui jette son pot de chambre par la fenêtre est fausse à Lyon. Il devait y en avoir quelques uns mais ce n’était pas la majorité.

A cette époque là, il y avait plusieurs types de toilettes, des assises, des debout tels que les urinoirs, des accroupies, etc. Cet « interface usager » pouvait être mobile avec un seau qu’il faut jeter quelque part ou fixe et relié à un réservoir tel que la fosse d’aisance ou l’égout. Il y a donc une canalisation qui va relier la latrine à la fosse d’aisance qui elle-même dispose d’un trou de vidange (une sorte tuyau qui va permettre d’évacuer les matières) mais également d’une cheminée pour permettre l’évacuation naturelle des gaz par le toit et éviter les odeurs. On retrouve également de nombreux brevets de garde-robes (lieu dans lequel on s ‘enfermait pour faire ses besoins) ou des chaises percées telles que celle de Louis XIV. Au début de ses recherches, Emmanuel pensais que les urinoirs étaient uniquement utilisés par les hommes à l’époque. Il a été très étonné de découvrir qu’il y avait des « urinales » qui étaient utilisés par les femmes depuis très longtemps, dans l’antiquité déjà. Au début du XVIIIème siècle, Deormes, un chimiste, propose également des toilettes à séparation avec une version pour les hommes et pour les femmes qui permettait ainsi de collecter les urines plus facilement.

Pour les fosses, quand l’odeur devenait infernale ou que la fosse débordait (tous les 10 ou 20 ans environ), les gens faisaient venir le vidangeur. C’est en premier lieu les propriétaires qui font venir l’entreprise de vidange mais les équipements de vidange ont besoin de passer par l’espace public pour accéder aux fosses. L’activité des vidangeurs a donc rapidement  été contrôlée par l’administration. Il y avait notamment ce que l’on appelait les coutumes. Ce sont des documents qui définissaient les usages à l’échelle d’un territoire. Les coutumes décrivaient par exemple la manière de fabriquer les fosses (nombre parpaings, type de mortier, épaisseur, etc.). Emmanuel observe alors que les prescriptions n’étaient pas les mêmes à Lyon et à Villefranche par exemple. Chaque filière et chaque système était différent selon le territoire. De plus, il y a toute une activité économique qui se créée autour de cette activité. Chaque entreprise a son propre slogan et cherche à se démarquer des autres. Cela devient un vrai marché. On trouve d’ailleurs l’édit Louis XIV qui donne toute l’activité de vidange de la ville de Lyon à une seule entreprise qui se nomme Laboré. C’est alors un monopole. Cette personne avait a priori un château dans l’est de Lyon dans lequel elle stockait toutes les matières récoltées.

Le vidangeur est une profession difficile à l’époque. Pour preuve, dans certaines régions il n’y en a pas. A Vesoul par exemple, c’est le bourreau qui fait office de vidangeur. On parle alors de « bourreau des basses œuvres » pour celui qui va vidanger et de « bourreau des hautes œuvres » pour celui qui va zigouiller. Les vidangeurs faisaient ce métier à plein temps. Ils n’étaient pas très bien vu. On retrouve d’ailleurs de nombreuses pièces de théâtre où l’on se moque d’eux. En revanche, ils gagnaient très bien leur vie. A Paris, on note la présence d’une confrérie des vidangeurs avec toute une corporation. Elle s’est mise en place suite à un débat entre les autorités et ce corps de métier.

Au début du XIXème siècle, on voit arriver la vidange à sec. Les pompes arrivent. Les vidangeurs vont pouvoir ventiler et réduire ainsi les accidents. En 1850, il y a d’ailleurs une entreprise qui s’appelle « le ventilateur » parce qu’elle va utiliser l’audit réalisée par Parmentier, Laborie et consort de 1778 pour coupler le chauffage avec un ventilateur afin de favoriser l’extraction des gaz malodorants et des odeurs putrides lors de la vidange.

Emmanuel a récolté des témoignages de vidangeurs qui, pour éviter le transport, déposaient les matières directement dans les égouts ou dans les fleuves (au port de Guillotière par exemple). Cela causait des conflits, notamment avec les blanchisseurs qui utilisaient l’eau des fleuves pour laver les vêtements. Il s’agissait ici d’infractions. En général les fosses étaient vidées dans de grandes fosses dans l’est lyonnais que l’on appelait des voiries et qui permettaient de récupérer les matières liquides en mélange (avec peu d’eau).

Des livres historiques…
…et des plus étonnants…

A Lyon, la valorisation des matières se retrouve dans un document de 1780 qui raconte les 4 manières de valoriser les matières de vidanges. Deux écoles vont alors se distinguer. La filière humide qu’on appelle aussi la filière flamande qui consiste à récupérer les matières et à les utiliser telles quelles. La méthode sèche alternative que l’on va trouver sur Paris initialement. Elle consiste à faire sécher les excreta au soleil et à récupérer une matière solide que l’on appelle « la poudrette ». C’est la fameuse poudrette commercialisées comme engrais à partir de 1780 à Paris dans la voirie de Montfaucon. Cette poudrette est donc sèche et nettement moins odorante mais elle est moins intéressante d’un point de vue agronomique du fait de la déperdition d’azote durant le séchage. On trouve une multitude de brevets sur différents procédés de traitement des matières. C’est d’ailleurs en distillant l’urine que l’on a découvert le phosphore et que des activités industrielles se sont développées par la suite. De plus, une des premières loi sur la répression des fraudes vise à l’époque les engrais car il y avait beaucoup de gens qui mélangeaient la poudrette avec de la terre. On retrouve également un article de l’époque révolutionnaire d’Alexandre Parent du Chatelet qui fait état d’un bateau qui s’appelle l’Arthur. Ce bateau serait parti en 1804-1810 de Rouen pour amener de l’engrais fécales dans les Antilles pour la culture de canne à sucre. Il y a eu une maladie à bord du bateau et de nombreuses personnes sont mortes. C’est pour cette raison que l’on retrouve des écrits sur cette histoire. Cela démontre tout de même qu’il y avait un gros business des matières à l’époque.

Emmanuel nous explique alors le « principe de Circulus » développé par Pierre Leroux. C’était quelqu’un de très engagé politiquement. Un grand ami de Georges Sand qui s’est retrouvé exilé sur l’île de Jersey avec sa femme et ses deux enfants. Par manque d’engrais, il commença à recycler ses eaux usées via un système d’irrigation. Cette expérience lui a permis de penser le « principe de Circulus ». C’est à dire l’idée globale que l’être humain puisse s’affranchir du capitalisme en recyclant ses eaux usées. Il s’opposait alors à Maltus qui disait qu’il y avait trop de population sur Terre en comparaison avec les ressources disponibles. Cette vision paraissait visionnaire à l’époque.

Puis ensuite, l’eau est arrivée dans les foyers. A Lyon, les égouts sont là depuis longtemps car ils ont été construits par les romains. Initialement là pour évacuer les eaux pluviales et les latrines publiques, l’arrivée de l’eau potable et de la toilette à chasse d’eau dans les foyers va petit à petit modifier leur usage. Dans un premier temps, toutes ces eaux vont directement aller dans les rivières (eau de pluie + eaux usées). A cette époque, les anglais sont les premiers à faire des champs d’épandage en sortie d’égouts. Les français sont donc allés voir comment ils faisaient et l’ont développé à Paris mais cela prenait de la place. A Lyon, cela n’a jamais eu lieu. Le fait de traiter les effluents domestiques des lyonnais date des années 80. 

Notre interview fût longue mais passionnante ! Cela nous donne envie de replonger dans le livre d’Emmanuel pour aller y piocher toutes les petites anecdotes qu’il a pu compiler. Avant de partir, il nous glisse la phrase suivante : « en travaillant dans les grands groupes, j’ai remarqué que les professionnels de l’assainissement étaient totalement déconnectés de la question de la valorisation. La personne qui s’occupait de la station d’épuration se moquait des boues qu’elle produisait du moment qu’elles étaient évacuées. Une fois, on m’a même sortie qu’une bonne station d’épuration est une station qui ne produit pas de boues, ce qui est complètement aberrant d’un point de vue biologique ».

On apprend ainsi que l’histoire de l’assainissement est riche. Il est très important pour nous de comprendre par quelles réflexions nos sociétés sont passées pour arriver au système qui est le notre aujourd’hui. Merci à Emmanuel d’avoir éclairer notre lanterne sur ces sujets.

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Une réflexion au sujet de « Emmanuel Adler »

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